[COD] Marcel genders


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[COD] Tu m', le tableau interface

 

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[COD] Affiche Givaudan

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[COD] The looking spoon

 

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[C.O.D.] Réflection à main (sic)

 


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[COD] Aimer tes héros

mETRO n°9, Revue italienne d’architecture.
Couverture conçue par Marcel Duchamp en 1963,
Bruno Alfieri éditeur, Milan, avril 1965

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Chez Marcel Duchamp, la variété, le foisonnement formel des productions plastiques et des interventions dans le monde de l'édition rend le commentaire, l'analyse, l'interprétation souvent hasardeuse si on ne se réfère pas à la ligne directrice que "l'anartiste" s'était donnée lui-même. 

C'est en effet en prenant en compte les métaphores les plus courantes que Marcel Duchamp a utilisées pendant plus de cinquante années, en prenant en compte son "nominalisme pictural" comme il l'appelait, le décodage de sa langue plastique personnelle, que l'on peut relier ce qui nous apparaît au premier coup d'œil hétéroclite et qui est en fait une façon de présenter toujours la même idée avec, à chaque fois, des moyens différents.

Cette même idée, c'est ce que nous appelons dans les textes de ce blog "la loi de la pesanteur" et le texte qui suit, à propos de la couverture de la revue mETRO n°9 en 1965 en est une des illustrations.

On peut ajouter qu'ici encore, Marcel Duchamp développe une occurrence de sa pensée personnelle, sans aucun rapport avec le contenu de la revue.

Ce texte fait suite au visionnage de la conférence de Jean-Marc Bourdin : Marcel Duchamp, ou comment sacrifier (à) la mode du refus dans le cadre du cycle "Violence et représentation" de  L'Association Recherches Mimétiques (ARM). Jean-Marc Bourdin a soutenu en 2016 une thèse de doctorat en philosophie à l'Université Paris-VIII intitulée La rivalité des égaux. La théorie mimétique, un paradigme pour l’anthropologie politique ? Il a publié Duchamp révélé en 2016 et en 2018 René Girard, philosophe politique malgré lui ainsi que René Girard, promoteur d’une science des rapports humains.

[COD] Avoir l'apprenti dans le soleil


AVOIR L’APPRENTI DANS LE SOLEIL

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« C’était l’époque où j’espérais atteindre une dissociation complète entre l’écrit et le dessiné pour amplifier la portée des deux (aussi loin que possible du titre descriptif, en fait suppression du concept « titre »). »
Lettre inédite de M.D. à S. Stauffer, 19 août 1959

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janvier 1914 (Rouen) / Encre de Chine et crayon sur papier à musique 27,3 x 17,2 / Signé en bas à gauche au crayon : Marcel Duchamp, 1914. Légendé en bas au milieu à l’encre : — avoir l’apprenti dans le soleil — cat.: L, 109, S 207, Ph. 96. Hist.: Coll. Louise et Walter Arensberg. New York (probablement acquis vers 1921). Coll. Louise et Walter Arensberg, Philadelphia Museum of Art.

Dans la première « boite » produite par Marcel Duchamp, en 1914, intitulée sobrement « Boîte de 1914 », on trouve de 15 à 18 clichés photographiques de notes manuscrites montées sur bristol + 1 dessin accompagné du texte : « avoir l’apprenti dans le soleil ». Marcel Duchamp a produit 5 exemplaires de cette boite, donné 4 exemplaires à des amis et conservé un exemplaire pour lui, tandis qu’il donnait les notes originales à Walter Arensberg, son ami et mécène. (voir liste des boites de Marcel Duchamp)

 

Des précédents


Le dessin « avoir l’apprenti dans le soleil » fait suite à une série de trois dessins, trois esquisses que Marcel Duchamp avait réalisées pour illustrer des poèmes de Jules Laforgue. Il s’agissait des poèmes « Médiocrité », « Sieste intervalle » et « Encore cet astre ».

Médiocrité, Marcel Duchamp, 1911.

Sieste intervalle, Marcel Duchamp, 1911.

Encore à cet astre, Marcel Duchamp, 1911.

Dans le croquis consacré au poème « Encore cet astre », que Duchamp renomme « Encore à cet astre », un personnage monte ou descend un escalier, difficile de se prononcer en regardant simplement le dessin.
Cependant, dans « Nu descendant un escalier », on voit clairement un homme ou une femme automate descendre un escalier en colimaçon d’un immeuble urbain (cf. la boule sur la rampe) et puis Marcel Duchamp dira plus tard que l’idée du Nu… lui est venue en tentant d’illustrer ce poème de Jules Laforgue : " Encore cet astre ".
Encore cet astre [Jules Laforgue 1903]

Espèce de soleil! tu songes : — Voyez-les,
Ces pantins morphinés, buveurs de lait d'ânesse
Et de café ; sans trêve, en vain, je leur caresse
L'échine de mes feux, ils vont étiolés ! —
— Eh ! c'est toi, qui n'as plus que des rayons gelés ! 
Nous, nous, mais nous crevons de santé, de jeunesse ! 
C'est vrai, la Terre n'est qu'une vaste kermesse, 
Nos hourrahs de gaîté courbent au loin les blés.
Toi seul claques des dents, car tes taches accrues, 
Te mangent, ô Soleil, ainsi que des verrues 
Un vaste citron d'or, et bientôt, blond moqueur,
Après tant de couchants dans la pourpre et la gloire, 
Tu seras en risée aux étoiles sans cœur, 
Astre jaune et grêlé, flamboyante écumoire !
Or, dans ce poème, Jules Laforgue reprend l’image platonicienne du soleil comme symbole de la sagesse et montre les hommes modernes, dans leur santé et leur gaité, se riant de lui. Dès ce croquis, Marcel Duchamp représentera donc par un escalier l’éloignement ou le rapprochement de cette source de sagesse. Par la suite, souvent, MD., transformant l’image de l’escalier et utilisera le signe spirale pour exprimer cette même idée. Montée de l’échelle de Jacob ou descente vers «  les logiques de bas étages  », comme il le dit dans cette note  :
« Le Possible soumis même à des logiques de bas-étages ou conséquences alogiques d’une volonté bon plaisir. »
Rotoreliefs, Marcel Duchamp, 1935.

Rotative demi-sphère, Marcel Duchamp 1924 (reconstitution) 
captation exposition Duchamp 2014 Centre Pompidou (Marc Vayer)
(…) Nous avons vu et revu que le Possible était le jugement faux que les gens du monde de l’art portaient sur eux-mêmes et sur leurs motivations. Aussi, Duchamp nomme ce jugement faux  : logiques de bas étages, alors même que nous savons maintenant que son vocabulaire est toujours choisi précisément afin de porter une information propre à éclairer l’ensemble de sa pensée. Et ce n’est donc pas un hasard si Duchamp dans une note posthume décrivant son expérience extatique emploiera encore l’expression  de descente des marches d’orgueil. Il est tout à fait clair qu’avec ce type d’expressions, tournant autour de la notion d’escalier, données plus tard, Duchamp nous donne les moyens de comprendre rétroactivement son Nu… qui utilise graphiquement ce vocabulaire. Son Nu descendant un escalier représente avec certitude, si on admet a priori la cohérence de sa pensée, l’Homme moderne se comportant en automate et descendant les marches d’orgueil vers des logiques de bas étages ou, en termes platoniciens, l’Homme chutant en tourbillon (le colimaçon) vers l’opinion. Alain Boton, Marcel Duchamp par lui-même ou presque, Fage, 2012.

Un dessin énigme

L’ensemble des notes de la boite de 1914 et ce dessin titré « Avoir l’apprenti dans le soleil » apparaissent disparates au lecteur tout autant qu’incompréhensibles. Si on isole le dessin de l’ensemble de la production de Marcel Duchamp, on n’a aucune chance de s’approcher d’une compréhension de ce pourquoi il produit ce dessin et ce qu’il peut signifier d’assez important pour qu’il soit présent dans cette boite, au même titre que des notes dont on sait maintenant que certaines étaient fondatrices de la conception de « la mariée mise à nue par ses célibataire même », autrement appelé le « grand verre ».
Beaucoup d’éminents commentateurs de MD., des historien·ne·s de l’art importants, des sémiologues avertis et des biographes avisés ont tenté cette aventure du décryptage de ce dessin ex nihilo, sans s’occuper vraiment de la pensée générale de Marcel Duchamp.
Or, nous pensons qu’il faut ici, pour comprendre les raisons de ce dessin, convoquer l’idée que Marcel Duchamp n’a cessé, toute sa vie, de produire et manipuler des métaphores, (voir articles précédents), et qu’il a systématisé cette activité en élaborant un nominalisme personnel qui s’applique rétrospectivement à toutes ses productions.
  1. Nul doute que le croquis stylisé d’un cycliste courbé sur sa machine le long d’une ligne droite en pente nous renvoie à la notion d’effort, de difficulté. Mais à quelle difficulté le dur effort du cycliste nous renvoie-t-il métaphoriquement ?
  2. Il est fort vraisemblable que la figure du cycliste soit issue de la proximité et de l’intérêt de Duchamp pour les écrits d’Alfred Jarry, compagnon pataphysique. [1]
  3. Il y a de grandes chances pour que le vocabulaire d’apprenti et de soleil emprunte à l’univers des francs-maçons et plus généralement à la prose gnostique, ou l’apprenti est l’apprenant qui cherche à atteindre la connaissance, la voie suivie par l’apprenti étant symbolisée par une échelle, reprenant ainsi l’image de « l’échelle de Jacob » de la Bible. [2]
  4. Il est possible, comme le suggèrent Jacques Caumont et Françoise Le Penven, que l’utilisation du terme soleil par Marcel Duchamp soit issu de l’univers Rouennais spécifique, en référence à cette figure très singulière. [3]
Mais toutes ces explications ne sont pas suffisantes pour comprendre réellement le dessin, ni à quoi il fait allusion dans le cadre de la pensée duchampienne.

On comprend bien, dans le poème de Jules Laforgue que celui-ci reprend l’idée d’un soleil platonicien dont les hommes, dans une sorte de défi, se moquent.
On sait maintenant, en ayant étudié le nominalisme de MD. que Duchamp faisait souvent référence à Platon, au mythe de la caverne, jusqu’à l’avoir intégré dans son « nominalisme ». Lorsque Marcel Duchamp évoque le soleil et sa symbolique platonicienne, il parle de « porteur d’ombre ».
« Porteurs d’ombre »
société anonyme des porteurs d’ombre représentée par toutes les sources de lumière (soleil, lune, étoiles, bougies, feu —)
incidemment :
différents aspects de la réciprocité — association feu-lumière (lumière noire, feu-sans-fumée = certaines sources de lumière)
Les porteurs d'ombre travaillent dans l'infra-mince
note n°3 inframince. Notes, ChampsArts p. 21 

L’intérêt de Duchamp pour ce poème de Jules Laforgue, c’est cette référence au soleil comme le symbole d’un idéal, d’une sagesse, d’une plénitude, d’une perfection qui est visée par les hommes et qui semblent intenable, même au prix de grands efforts. Dans sa « loi de la pesanteur », Marcel Duchamp identifie les porteurs d’ombre comme ceux qui peuvent nous faire rentrer dans la quatrième dimension, qui nous ouvrent la porte de l’inframince, cet espace temps qui peut faire basculer les objets produits par les artistes dans le statut d’œuvre d’art. La sagesse ultime platonicienne, le soleil, et par glissement les porteurs d’ombre, est pour Duchamp une métaphore pour décrire notre situation de regardeur moderne. Il faut ajouter ici que les readymades sont pour Marcel Duchamp des « porteurs d’ombre », objets/soleil donc, objets métaphoriques du changement de statut des objets d’art à l’ère moderne.
Tout ceci étant posé, on peut désormais se risquer à formuler plus précisément les intentions de Marcel Duchamp avec ce dessin. Cette formulation reste bien-sûr une hypothèse, mais une hypothèse solide.
  • Le cycliste, c’est nous tous, qui faisons des efforts pour essayer d’atteindre la sagesse. [4]
  • Le cycliste, c’est l’impétrant qui débute dans l’ascension de l’échelle de Jacob, l’échelle de la véritable connaissance et de la sagesse qui mène à la lumière.
  • Le cycliste, c’est plus précisément l’artiste qui lutte contre la gravité signifiée par ce trait oblique.
  • Cette image, c’est celle qui nous renvoie à notre rôle de regardeur qui voit l’artiste aux prises avec le parcours, la difficulté de l’élévation vers le soleil/noblesse (au sens modernité-originalité-nouveauté), aux prise avec la contrainte de la gravité/trivialité.
« Le Possible soumis même à des logiques de bas-étages ou conséquences alogiques d’une volonté bon plaisir. » Note dans la boite verte de 1934
« Avoir l’apprenti dans le soleil », c’est [avoir] voir [l’apprenti] l’artiste contredit [dans le] dans son élévation vers la sagesse ultime [soleil] par la trivialité des regardeurs.

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[1]
• Alfred Jarry (1873-1907) est généralement présenté comme l'un des exemples littéraires de Marcel Duchamp. Duchamp n'a cependant jamais explicitement nommé Jarry comme tel, contrairement à Jules Laforgue, Raymond Roussel et Jean-Paul Brisset. La raison pour laquelle Jarry est pourtant souvent cité comme l'une des inspirations majeures de Duchamp réside dans certains parallèles - principalement thématiques - entre leurs œuvres. La physique amusante (physique amusante) de Duchamp semble être directement inspirée de la pataphysique Jarry présentée dans Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien (1911). Les machines fantastiques que Jarry a mises en scène dans un roman comme Le Surmâle (1902) et dans les différentes histoires qu'il a écrites pour des magazines comme La Revue blanche, La Plume et Le Canard sauvage ont des traces communes avec les machines que Duchamp a dessinées dans - par exemple - sa La Mariee mise à nu par ces célibataires, même. Et Duchamp se référait parfois directement à Jarry, par exemple à son célèbre "merdre". [Marcel Duchamp and Alfred Jarry, Peter de Nijs 2016]
• Lors d’un entretien à Cadaquès, JC Averty s’est fait orienté par Marcel Duchamp sur le surmâle de Jarry. Il est très intéressant de constater que si Marcel Duchamp s’est inspiré de Jarry, JC Averty a mis Duchamp dans l’œuvre de Jarry en adaptant le surmâle. [https://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/?p=881]
• p151. Son envie de laisser une œuvre écrite, différente des traités théoriques, l'amena à publier en trois (sic) exemplaires fac-similés ce qui allait s'intituler La Boîte de 1914 : seize Notes et un dessin au titre énigmatique, Avoir l'apprenti dans le soleil, qui représentait un cycliste montant une pente, et pour lequel il s'était inspiré des histoires de cyclistes du Surmâle d'Alfred Jarry. [notes judith Housez bio MD grasset 2006]
• « L'homme, s'est aperçu assez tard que ses muscles pouvaient mouvoir, par pression et non plus par traction, un squelette extérieur à lui-même. Le cycle est un nouvel organe, c'est un prolongement minéral du système osseux de l'homme». [Alfred Jarry pour le Cyclo-Guide Miran]
• « Pour lui le vélo apprend d'abord à composer avec le temps et avec l'espace et il offre des perspectives artistiques indéniables : « émotion esthétique de la vitesse dans le soleil et la lumière, les impressions visuelles se succédant avec assez de rapidité pour qu'on n'en retienne que la résultante et surtout qu'on vive et ne pense pas. (1897).
Il est de ceux qui se servent « de cette machine à engrenages pour capturer dans un drainage rapide les formes et les couleurs, dans le moins de temps possible, le long des routes et des pistes ». (les jours et les nuits, le Mercure de France 1897). (…)
Dans le même temps, Jarry continue à écrire et il crée la ‘pataphysique (avec un apostrophe avant la première lettre du mot). La ‘pataphysique est une philosophie ou pseudo-philosophie qui explore ce qui est au-delà de la métaphysique. C'est une parodie de la théorie et des méthodes de la science moderne, et ses propos sont souvent proches du non-sens ou sont démontrés par l'absurde. Alfred Jarry définit la ’pataphysique comme une « science des solutions imaginaires» Il illustre la ’pataphysique dans les Gestes et opinions du docteur Faustroll, roman qui expose les principes et les fins de la ’pataphysique, science du particulier, science de l’exception. Cet ouvrage se clôt, par exemple, sur un calcul de la surface de Dieu. La ’pataphysique se présente généralement sous la forme de discours ou d’institutions scientifiques, philosophiques ou ésotériques, ou à l’inverse, sous des dehors amusants de jeux d’esprit, propose une réflexion plus profonde en décrivant un univers parallèle « que l’on peut voir et que peut-être l’on doit voir à la place du traditionnel. » Le Collège de ’Pataphysique, fondé en 1948, publie une revue, Viridis Candela. Y sont parus, entre autres, les premiers textes de Eugène Ionesco, de nombreux inédits de Boris Vian et d’Alfred Jarry. (…)
« Le cycle est un pléonasme : une roue et la superfétation du parallélisme prolongé des manivelles. Le cercle, fini, se désuète. La ligne droite infinie dans les deux sens lui succède ». (…)
En 1902, il publie « le surmâle » un roman dont le sujet est l’amour et qui commence par cette curieuse phrase : « L'amour est un acte sans importance, puisqu'on peut le faire indéfiniment ». (…)
Un aspect prophétique de ce livre est la représentation de la race humaine avilie et déshumanisée par les progrès technologiques et les intérêts économiques d’une société sans autre objet que le profit. Le Perpetual Motion Food, produit idéal, permet aux cyclistes d’atteindre des vitesses phénoménales et se faisant, tue l'un d'eux. Même après la mort misérable de ce cycliste, décrite avec un profond détachement et même une totale indifférence par un de ses coéquipiers, la course continue et les considérations financières priment. Les pédaleurs totalement décérébrés pédalent sans douleur et sans état d’âme, indéfiniment comme dans un mouvement perpétuel qui jamais ne s’arrête. (…) [https://www.lepetitbraquet.fr/chron49_alfred_jarry.html]

[2]
• Et voici, une échelle était appuyée sur la terre, et son sommet touchait au ciel. Et voici, les anges de Dieu montaient et descendaient par cette échelle. [Genèse 28.12]
• Atteindre le monde divin par une échelle qui sert de passerelle entre le ciel et la terre. L'homme de chair peut se fondre en un être spirituel par sa progression. C’est cette progression que l’apprenti va vivre en accédant aux différents degrés grâce à son travail de construction de son temple intérieur. Cette progression peut se faire en montant comme en descendant. (…) Il s’agit par l’image de l’échelle de souligner un « état d’être » graduel.  (…) Au plan psychique on analyse l’échelle comme un rapport graduel en le plus bas « accidentel » (la chute) et le plus haut « essentiel » (l’Âge d’Or ou le Paradis). Le rapport graduel recouvre alors l’idée de réintégration ou d’ascension. (…) Le franc-maçon doit par la pratique rituelique des grades de son rite, pouvoir établir une mise en contact entre le haut et le bas en lui. Outre l’intention, et la pensée réalisatrice, il lui faut de la force pour harmoniser son haut et son bas, de la sagesse pour maîtriser son ego. (…) [http://www.ecossaisdesaintjean.org/2014/04/l-echelle-de-jacob.html]

[4]
• F.L. – Rue de la Savonnerie, au bistrot de Phonsot se réunissaient les « soleils ». J.C. – ... Le « soleil » était le roi des métiers bizarres et avait le génie de la petite industrie, ce qui le distinguait des ouvriers des quais. Le « soleil » n’avait ni travail régulier, ni salaire rémunérateur, n’était presque jamais marié et comme le « soleil » n’était pas jaloux et ne pourrait l’être, il menait la plupart du temps, avec quelques-uns de ses compagnons, la vie commune avec la même femme, et quelle femme ! … “Hélène d’égout” qui ne semait jamais ou presque la discorde parmi ses amoureux momentanés !... Et Paul Léautaud de noter dans son Journal : le « soleil » sur les quais dormait étalé sur le parapet ... Coucher de « soleil ». Sur le dessin de Duchamp contenu dans sa Boîte de 1914, nul quémandeur de piécettes d’or que le soleil dore plus encore pour le « soleil ». [Systeme D (uchamp) Jacques Caumont + Françoise Le Penven]
• (…) Rouen a donné naissance au soleil. (…) Quand l’ouvrier de Rouen, même le plus infime, veut designer un individu brutal, paresseux et ivrogne, vivant au jour le jour et tellement déclassé qu’il a fini par former une classe à part, il dit avec dédain : « C’est un soleil ! »
Quand un vol se commet sur les quais, les douaniers et les agents de police cherchent le « soleil » et ils ne se trompent jamais.
Le « soleil », c’est le pirate de la ville ; il a toujours soif, toujours faim, mais il n’a jamais de travail, jamais de domicile, jamais d’autre ambition que de trouver en hiver un rayon de l’astre auquel il a emprunté son nom ; en été l’ombrage des arbres de nos promenades publiques et le secours des bancs de la Petite-Provence ou du Pont-de-Pierre.  Chose curieuse : il vole souvent, il ne tue jamais. Il connaît à fond la correctionnelle, on ne le voit pas comme accusé à la cour d’assises. Il n’a généralement qu’une passion, l’alcool ; seulement le delirium tremens qui fait voir rouge aux autres, se contente de l’abrutir ou de le jeter, l’écume aux lèvres, en proie à l’épilepsie horrible, sur le pavé des rues noires, sales, étroites, où vivotent dans l’ombre les « caboulots » infects et les propriétaires de petites maisons à gros numéros. (…) Rien de plus pittoresque et de plus troublant pour les voyageurs qui s’arrêtent à Rouen, que l’antithèse énorme entre ces cafés du quai aux terrasses desquels se réunit dans la journée ce que nous appellerions le high-life Rouennais, si nous n’avions en horreur les locutions anglaises et les bancs verts où s’étalent, en plein soleil, tous les misérables déguenillés, jetant philosophiquement un regard plein d’indifférence, un regard à la Diogène, sur les heureux de ce monde qui peuvent se payer des absinthes gommées à 50 c. et des Sherry-Goblers à 1 fr. 75.  Le Rouennais, lui, s’est tellement habitué au spectacle, qu’il ne s’en aperçoit plus. Le « soleil » est pour lui une chose, un décor compris dans le paysage. (…) Nous venons de parler de la rue de la Savonnerie ; on peut dire que c’est là le quartier général des « soleils ; » c’est là qu’ils se réunissent pour boire, pour chanter, et malheur aux sergents de ville qui viennent les déranger ! Ce n’est pas un des côtés les moins pittoresques de la cité que ce coin noir, sordide, cédé pour ainsi dire par les habitans à la partie honteuse de leurs concitoyens. Les malfaiteurs, aux premiers siècles de l’ère romaine, avaient leurs bois sacrés ; il semble que le « soleil » soit inviolable lorsqu’il ne franchit pas certaine zone, où d’ailleurs les autres personnes s’avisent rarement de mettre le pied. (…) [Amédée F RAIGNEAU, ROUEN-BIZARRE , Réédition du livre publié en 1888 , https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Fraigneau_-_Rouen_Bizarre.djvu/12]

[5]
[dans le grand verre] Les plans (ou pentes) d’écoulement lent (plusieurs formes différentes) sont reliés à un dessin important pour la genèse du verre intitulé « Avoir l’apprenti dans le soleil » : celui-ci montre un cycliste montant péniblement une pente réduite à un seul trait. Mais là où le liquide se soumet à la gravité, le cycliste lutte contre elle par son effort. (+)



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NE FAITES PAS ÇA ! Lettre ouverte

Marcel Duchamp, Malic Molds and shattered glass (detail), The Bride Stripped Bare by Her Bachelors, Even (The Large Glass), 1915-23, oil, varnish, lead foil, lead wire, dust, two glass panels, 277.5 × 177.8 × 8.6 cm © Succession Marcel Duchamp (Philadelphia Museum of Art)

Vous pourrez vous référer, dans ce blog, aux quatre articles :

[#7] Super simple Grand verre

NE FAITES PAS ÇA !

Lettre ouverte à Pascal Goblot, au Centre Pompidou Metz et aux ayants droit de Marcel Duchamp

Monsieur Pascal Globlot, vous risquez de commettre une grosse bêtise, au sens « bête comme un peintre » comme disait Marcel Duchamp.
Vous voulez détruire, le dimanche 24 mars 2024, dans le cadre d’une performance publique au sein même du Centre Pompidou de Metz, une copie réalisée en 2014 de l’œuvre intitulée La mariée mise à nu par ses célibataires même, réalisée elle de 1915 à 1923 par Marcel Duchamp.
Vous avez réalisé cette copie à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris dans une collaboration entre Bernard Moninot, assistés de plusieurs étudiant·e·s dans le cadre d’un workshop, un atelier qui consistait à explorer de façon la plus minutieuse possible les procédés de fabrication de l’œuvre d’origine, aussi appelée  « Le Grand verre ».
Le Grand verre est effectivement constituée de deux grandes plaques de verre (en tout 277,5 × 175,9 cm) sur lesquelles Marcel Duchamp a appliqué nombre de médiums compliqués à travailler. Vous l’écrivez vous même : «
 je me suis rendu compte de l'existence de procédé de fabrication proprement inouïe et novateur dans la manière de produire une œuvre d'art. Duchamp a fait intervenir le hasard, le poids, le temps, le vent, la chaleur… L'artiste a utilisé toute une série de matériaux et d'outils inhabituel : fil et feuilles de plomb, allumettes, canon, jouet, antirouille, vernis brut, etc., certaines parties du verre sont percé. Une autre est faite en miroir, ailleurs, c'est de la poussière accumulée qui fait office de piment. » [Pascal Goblot, to be broken, à refaire le Grand verre, escalenta après éditions, 2023]

En dehors du fait qu’il existe une réelle ambiguïté à qui appartient cette copie puisque sous la plume de Arnaud Ego, dans dans un article sur le site d’Artpress daté du 13 février 2024, nous apprenons que Bernard Moninot conteste la récupération de cette copie au but de la détruire, nous voudrions alerter sur l’incongruité qu’une institution comme le Centre Pompidou Metz accueille une telle performance.
Parce qu’elle cautionnerait ainsi un acte qui resterait comme iconoclaste, eut égard au statut de copie la plus minutieuse possible de l’objet à détruire.

Qu’est-ce qui motive vraiment en 2024 cette destruction semble-t-il programmée depuis 2014 ?

On aimerait connaître les raisons invoquées par les ayants droit de Marcel Duchamp quant à l’impératif de détruire cette copie en dehors de l’idée que, Marcel Duchamp décédé, il ne peut pas « authentifier» celle-ci comme il l’a fait pour d’autres copies en son temps.
Est-ce que le « serment » semble-t-il échangé entre vous et Jacqueline Matisse Monnier, décédée en 2021, ne pourrait pas être réévalué à l’aulne de la valeur pédagogique indéniable que recèle cette copie ?
Est-ce que les ayants droit ont décrété cette copie comme « œuvre d’art » susceptible d’être dangereusement concurrentielle d’avec l’original exposé à Philadelphie ?
En fait, cette injonction à la destruction pose une question passionnante : est-ce que les ayants droit ont tous les droits ?

Bernard Marcadé, éminent biographe et commissaire de l’actuelle exposition Lacan au Centre Pompidou Metz, évoque la tension qu’aurait créé cet impératif de destruction : « 
Tout le processus quasi maniaque qui a conduit à l'élaboration de cette copie est donc tout entier aimantée par cette destruction finale. (…) Engager un processus à partir de sa perte, voire de sa disparition, et loin d'être innocent. Le fait que cette opération s'effectue à l'intérieur d'une exposition dédié à Jacques Lacan constitue dès lors un tour de vis et de vice supplémentaire, qu'il ne fallait surtout pas rater. » Bernard Marcadé ne nous renseigne pas vraiment sur l’intérêt à mettre du « vice » dans ce processus de destruction public.
Il s’agit plus vraisemblablement, dans l’idée de mettre en scène la destruction de sa propre fabrication, d’une opération « onaniste », ne pensez-vous pas, un surcroit de « vanité » sur le déjà « large dos » de Marcel Duchamp.

Marcel Duchamp pensait que la course à la vanité était vaine, comme son nom l'indique, aussi bien celle des artistes que celle des regardeurs. Il pensait que la vanité des acteurs du monde de l’art tirait toute l’activité artistique vers le bas, qu’elle générait un regard trivial sur les productions artistiques ; c’était le sens de son appellation de la « loi de la pesanteur ». Il retournait cette trivialité en utilisant les imageries et les expressions sexualisées comme métaphore de cette abaissement trivial pour mieux magnifier le désir comme source créative. 

La construction nous élève, l’érection nous élève et inversement, la destruction nous abaisse, nous tire vers le bas. Même lorsqu’il s’agit de détruire pour contester, pour protester, c’est une défaite.

Vous ne pouvez ignorer que Marcel Duchamp avait une vision très particulière du statut de la copie (qui est interrogé en ce moment au Musée Guggenheim de Venise dans l’exposition the lure of the copy) et, en fonction de cette vision, on peut se demander quelle est la pertinence de détruire un tel artefact.

«
 Un duplicata ou une répétition mécanique a la même valeur que l'original", affirmait-il. Tout au long de son œuvre, Duchamp a illustré la véracité de cette affirmation, proposant un nouveau paradigme dans l'histoire de l'art moderne, selon lequel certaines copies et les originaux à partir desquels elles ont été reproduites suscitent des formes comparables de plaisir esthétique. » [Paul B. Franklin, exposition the lure of the copy, Guggenheim Museum mars 2024]

Ce bris institutionnalisé est anti-pédagogique. Si cette copie n’est qu’une reconstitution technique, pourquoi la détruire alors qu’elle peut très efficacement servir à la pédagogie du processus créatif duchampien, au sein de l’Ecole des beaux-Arts ou dans n’importe quelle autre institution où on fait de la médiation artistique ? Elle pourrait NE PAS ETRE DETRUITE au nom de ce qu’elle n’est pas une œuvre d’art, mais un outil, qui pourrait être validé comme tel par les ayants droit.

Enfin, cette performance, dans les conditions énoncées précédemment, n’aide pas à comprendre la démarche générale de Marcel Duchamp lui-même quand au processus créatif. Pourtant, au sein d’une institution comme celle du Centre Pompidou Metz, cet effort devrait être prononcé.
Cette idée d’une performance qui détruit un artefact est contreproductive par rapport à la notion de « statut d’œuvre d’art », pourtant une des grandes notions travaillées consciemment et très profondément par Marcel Duchamp, une notion qui échappe pourtant à la plupart du « grand public » pour qui on focalise Duchamp sur l’aspect provocateur type Fountain ou DADA ou sur les aspects « énigmatiques » de sa production.

Se placer sous les auspices de Duchamp — fabriquer une copie servile la plus fidèle possible à ses processus « artisanaux » —, et puis ne plus respecter ce processus au nom d’une performance « pseudo » artistique, se placer dans un geste iconoclaste — iconoclaste envers qui, envers quoi ? — c’est tout à fait contradictoire. Les actions iconoclastes sont agressives et consistent plutôt à briser les idoles des autres… L’artiste Pinoncelli se retourne dans sa tombe qui a plusieurs fois attenté physiquement aux copies de l’œuvre Fountain de Marcel Duchamp.

Pour finir temporairement, peut-être faudrait-il plutôt s’interroger ensemble, institution, artistes et « regardeur »s sur le concept que Marcel Duchamp a réellement conçu — l’inframince —, cet espace-temps « impalpable » qui détermine le changement de statut d’un objet de simple production artistique en chef d’œuvre de l’art.

« 
Il vaudrait mieux essayer d'entrer dans l'intervalle inframince qui sépare 2 « identiques » que d'accepter commodément la généralisation verbale qui fait ressembler 2 jumeaux à 2 gouttes d'eau ». [Marcel Duchamp, note boîte « à l’infinitif » 1966]

Ne faites pas ça ! Ne détruisez pas un objet d’une telle valeur pédagogique !

En vous remerciant pour l’intérêt que vous pouvez porter à une telle critique,

Marc Vayer, regardeur, contributeur au blog « centenaireduchamp »

 

Marcel Duchamp with Philadelphia Museum of Art Associate Director Henri Marceau and Building Superintendent George Barbour (on lift) with ‘The Large Glass’ at the time of its installation, July 19, 1954; Courtesy Temple University Urban Archives, Philadelphia

[#4] Rrose Sélavy démasquée

 
Rrose Sélavy. Photographies de Man Ray 1921
Rrose sélavy est un personnage féminin qui apparaît par sa signature (c’est Rrose Sélavy qui signe un certain nombre de productions de Marcel Duchamp), par des photographies de M.D. travesti ou par l’utilisation de ces photographies sur des productions de Marcel Duchamp. Rrose Sélavy est également la signataire d’un grand nombre de jeux de mots, dont elle est la « championne incontestée ».
 
Voici la liste des apparitions et/ou productions signées par Rrose Sélavy :
  1. readymade Air de Paris déc 1919. Ampoule pharmaceutique remplie d’air à Paris puis transportée à New-York.
  2. dessin préparatoire des “témoins oculistes” 1920. La signature est sans doute rétroactive pour cet élément préparatoire au Grand verre.
  3. readymade Fresh widow 1920. Modèle réduit de fenêtre fabriquée par un menuisier puis agencée par Marcel Duchamp.
  4. readymade Bagarre d’Austerlitz 1921.  Modèle réduit de fenêtre fabriquée par un menuisier puis agencée par Marcel Duchamp.
  5. readymade Belle haleine eau de voilette 1921. Flacon de parfum dont l’étiquette reproduit une photo de Rose Sélavy  (Duchamp travesti) prise par Man Ray.
  6. signature Couverture New York dada 1921 + cahier de 4 pages conçu avec Man Ray et reprenant en couverture Belle Haleine, et comprenant un texte de Tristan Tzara, 1921
  7. readymade Why not sneeze, Rose Sélavy ? 1921. Assemblage d’une cage à oiseaux, d’un os de sèche, de cubes de marbre et d’un thermomètre.
  8. intervention sur le tableau « L’œil cacodylate » de Picabia 1921. Ecriture manuscrite  : « en 6 qu’habilla rrose sélavy ». [Première apparition du double « RR »].
  9. étiquettes de voyage 1922. Texte imprimé : RROSE SELAVY 1947 Brodway N.Y. City -  VOUS POUR MOI ?
  10. co-production « Some french modern says McBride » 1922. Livre relié avec anneaux et onglets conçu avec le critique Henry McBride, mentionnant Rrose Sélavy et la Société Anonyme Inc. comme éditeurs, New York,
  11. readymade Wanted 2000 Reward 1923. Affiche avec photographies de Marcel Duchamp de face et de profil et texte : « Known also under name RROSE SELAVY.
  12. édition « The wonderful book » 1924. Par Pierre de Massot avec 14 jeux de mots de Rrose Sélavy en quatrième de couverture
  13. film Anémic Cinéma court métrage de 7 mn 1926. Spirales et jeux de mots de Rrose Sélavy en mouvement.
  14. la boite verte 1934. Ensemble de 93 fac-similés de photographies, dessins et notes (1911-15) concernant la genèse du Grand verre. Signée Rrose Sélavy.
  15. mannequin exposition Internationale du Surréalisme 1938. Mannequin féminin + veste et chapeau de Marce Duchamp. Signature Rrose Sélavy.
  16. signature La boite en valise 1936-1966. Reproductions miniatures d’œuvres de Marcel Duchamp. Signature Rrose Sélavy.
  17. édition « Rose Sélavy, oculisme de précision, poils et coups de pieds en tous genres » Éditions GLM, Paris, 1939. Compilation de jeux de mots de Rrose Sélavy.
  18. readymade urne funéraire 1965. A l’occasion d’un repas avec des amis de Marcel Duchamp, signature d’une urne de cendres funéraires.
  19. image « Rrose sélavy in the Wilson-Lincoln System »  1967. incluse dans l’édition « to and from Rrose sélavy » de Shuzo Takiguch. Portrait photographique retouché (photo man Ray 1930) + signature de Rrose Sélavy répétée quatre fois.
Photographies de Rose Sélavy par Man Ray pour étiquette "Belle haleine, eau de voilette". 1921
Rrose Sélavy est un personnage qui a été trop souvent malmené et traité de façon trop énigmatique dans l’Histoire des arts. Pour remettre Rrose sélavy à l’endroit, il nous faut une fois encore chercher la cohérence dans ses apparitions, rechercher ce qui relie la signature de Rrose Sélavy à toutes ces productions si différentes qui s’étalent de 1919 à 1965.
Dans le cadre de son expérience autour de la "Loi de la pesanteur" — qui consiste à prouver que c’est bien le regard de quelques « regardeurs » privilégiés qui détermine et décide que tel ou tel objet d’art deviendra une œuvre d’art —, Marcel Duchamp décide de créer un alter-ego féminin qui, par sa signature, jouera le rôle de la postérité à l’œuvre, en acte.
Pour Marcel Duchamp, le terme postérité désigne en permanence la condition qui permet le changement de statut d’un simple objet en œuvre d’art. Dans cette optique, le travestissement de Marcel Duchamp en Rrose Sélavy, c’est Marcel Duchamp qui se glisse dans le personnage-marionnette de Rrose Sélavy, c’est Marcel Duchamp qui manipule la postérité, puisque Rrose Sélavy, dans le système d’équivalence mis en place par Marcel Duchamp, représente directement la postérité.

Rrose sélavy, c'est la postérité incarnée, en chair et en os qui manipule au présent les productions de Marcel Duchamp pour les faire advenir dans l'Histoire des arts.
Rrose Sélavy signe ainsi des productions dont Duchamp sait — ou espère pour sa démonstration — qu’elles accèderont au rang d’œuvre d’art. « Rrose Sélavy agit pour la postérité ou représente la postérité en train d’agir » [A.Boton Marcel Duchamp par lui-même p. 90]

Marcel Duchamp a peu évoqué directement le rôle de Rrose Sélavy, mais lorsqu’il l’a fait, c’était plutôt clair. Dans une lettre de 1952 à Jean Crotti, Marcel Duchamp explique que Rrose Sélavy, c’est cette « belle salope qui escamote les uns et fait renaitre les autres ». Dans une de ses notes, aussi,  : « acheter ou prendre des tableaux connus ou pas connus et les signer du nom d’un peintre connu ou pas connu — La différence entre « la facture » et le nom inattendu pour les « experts », — est l’œuvre authentique de Rrose Sélavy, et défie les contrefaçons ». (notes p. 169)

Que les experts se trompent entre des faux et des vrais, que le public se trompe en ne sachant pas qui a vraiment peint tel ou tel tableau, c’est la postérité qui aura toujours raison lorsqu’on ne sait pas comment départager plusieurs œuvres entre elles. Nous sommes tous bien d’accord que si nous nous extasions devant une « œuvre d’art », c’est bien en grande partie parce qu’elle a été choisie pour figurer dans telle ou telle exposition, dans tel ou tel livre et qu’elle est signée par un nom d’artiste reconnu, sanctifié par l’histoire des arts ou par ... le prix de l’œuvre. C’est toujours la postérité qui a raison...

On peut noter dès à présent que Rrose Sélavy est utilisée par Duchamp comme pseudo pour signer des jeux de mots plus graveleux les uns que les autres. On peut citer par exemple « A charge de revanche ; à verge de rechange » ou « A coups trop tirés ». La grossièreté des jeux de mots de Rrose Sélavy, c’est une manière pour Marcel Duchamp de mettre en scène tout ce qui dégrade le regard sur l’objet d’art et l’empêche d’accéder à la dimension spirituelle. Cette « belle salope » de Rrose Sélavy fait ses choix. Marcel Duchamp, par l’intermédiaire de Rrose Sélavy évoque ainsi la vacuité du discours critique, souvent vide de sens, souvent exercice de style en déconnection complète de l’œuvre et des conditions de sa création.
Nous pouvons énoncer très simplement maintenant que parce qu'elle
qu’elle-même représente la postérité manipulatrice, les jeux de mots de Rrose Sélavy représentent le discours critique.

Sur quelques objets signés Rrose Sélavy

Nous allons regarder de plus près quelques objets signés Rrose Sélavy et ce sera l’occasion de nous pencher sur le langage imagé inventé par Marcel Duchamp qu’il appelle lui-même le « nominalisme pictural » et qu’il décrit simplement dans une de ses notes :  « Comparaison : trouver le correspondant en peinture à la comparaison en littérature (comme…) »

Readymade "belle Haleine, eau de voilette". Signé Rose Sélavy. Photographie de Man Ray 1921
« Dans les premiers mois de 1921, Duchamp décida que Rose Sélavy serait un nom idéal pour lancer une nouvelle marque de parfum, distribué entre Paris et New-York (tout comme lui-même oscillait entre les deux capitales). Il lui fallait d’abord dessiner une étiquette pour la bouteille : il fixa une petite épreuve du portrait de Rose Sélavy par Man Ray sur son projet d’étiquette ; suivant ses indications, Man Ray inscrivit ensuite habilement le nom du parfum : « BELLE HALEINE/Eau de voilette », avant de photographier l’ensemble de la maquette. Le photographe tira ensuite une épreuve que Duchamp attacha à une bouteille de parfum Rigaud. Sur une étiquette dorée attachée au verso de la boite contenant le parfum, Duchamp signa « Rrose Sélavy » (…). Le produit fini à nouveau photographié par Man Ray et reproduit sur la page de couverture de New York Dada, magazine à numéro unique entièrement maquetté et édité par Duchamp et Man Ray et publié en avril 1921. Si le contenu était sous la responsabilité de celui-ci, celui-là se chargea de la couverture pour laquelle il entoura la bouteille de parfum d’un motif décoratif de petites lettres dactylographiées. Seul un examen minutieux permet de voir que ces lettres — tout en bas de casse et à l’envers — répètent les mots « new york dada april 1921 ».
Marcel Duchamp, L’art à l’ère de la reprodution mécanisée [Francis M. Naumann 1999 Hazan]
Couverture revue New York dada
Composition Man Ray avril 1921
Dans ce court texte, Francis M. Naumann nous décrit la mise en œuvre de ce readymade mais ne nous renseigne en rien sur les raisons pour lesquelles il le réalise. Seul le décodage du langage visuel mis en place par Duchamp, le nominalisme pictural peut nous permettre de le comprendre.

Il nous faut maintenant citer plus longuement Alain Boton :
« Marcel Duchamp, pour exprimer très précisément ce qu'il pense (…) va créer de toute pièce un langage dont les idéogrammes sont des images. Il le nommera « nominalisme pictural ». Le mot « nominalisme » fait référence ici à l'ancienne tradition philosophique ou scolastique qui pose le langage comme une convention apte à saisir plus ou moins finement le réel sans qu'il faille le confondre avec celui-ci. (…) Quant au mot « pictural », il évoque l'image. Tout simplement. Je répète : tout simplement. Si je répète, c'est que l'accès à la simplicité est un des grands thèmes de l’œuvre. Il existe un nominalisme pictural que tout le monde utilise quotidiennement, c'est le code de la route. C'est un langage de signes fixés par convention (en effet si le triangle indique le danger et le rond l'interdiction, cela aurait pu tout aussi bien être l'inverse) et qui vise à réduire la part d'interprétation au minimum. Ces signes dont il est constitué doivent être immédiatement perçus de façon univoque. Et bien les objets du nominalisme duchampien ont les mêmes caractéristiques, ils sont fixés par convention et, surtout, ils sont à lire de manière strictement univoque. Ce qui les différencie radicalement de l’œuvre d'art, par définition multivoque.
Un idéogramme exemplaire de ce langage imagé est contenu dans deux (..) ready-mades : la goutte. Elle servira dans toute l’œuvre de Duchamp à signifier le goût du regardeur. Qu'on la trouve évoquée par la bouteille ou l'urinoir ou qu'on la trouve énoncée sous forme littérale comme dans les notes (sculpture de gouttes), chaque fois que le lecteur sera en présence d'une goutte, il saura que Duchamp parle du goût des regardeurs.
Idem pour le récipient : qu’il soit symbolisé directement (bouteille ou urinoir) ou indirectement (un tire-bouchon, un égouttoir ou un rince-bouteilles), il symbolise, comme un symbole du code de la route, la capacité d'une œuvre à recevoir les goût(te)s du regardeur.
(…) La toile, par exemple, à partir de son sens commun qu'on trouve exprimé dans la phrase « c'est une des plus belles toiles de Gauguin », sera toujours une référence à l’œuvre d'art en général, en tant que genre. Elle peut être présente dans le corpus duchampien sous forme d'une toile de gaze, (…) mais aussi sous la forme de toile de sac à charbon, d'une voilette de chapeau, ou de couvre-théière ; elle peut être évoquée dans les notes par les mots « filet », « étoffe » ou « tissu ». Par extension, tout vêtement sera une toile et symbolisera l’œuvre d'art, que cela soit une jaquette dessinée, un gilet réel offert à un ami ou l'expression : « les habits de la mariée », lesquels désignent les chefs-d’œuvre personnels que chacun accumule et qui finissent par dessiner sa « culture », c'est-à-dire son vêtement d'apparat, celui-là même qu'Homo sapiens ne peut manquer de montrer lors des approches préliminaires à sa reproduction. »
Alain Boton Marcel Duchamp par lui-même ou presque p. 11-12

Amusons-nous — c’est un jeu de décodage — à appliquer le nominalisme pictural à certaines réalisation signées Rrose sélavy :

Belle Haleine, Eau de Voilette.
C’est le nom d’un parfum présenté dans une petite bouteille portant le portrait et les initiales de Rrose Sélavy.
Nominalisme : parce que tissu représente, dans les productions de Duchamp, l’œuvre d’art, l’eau de voilette est donc de l’essence de chefs-d’œuvre ; un récipient remplie de liquide représente toujours le chef-d’œuvre assimilé ; l’ensemble des chefs-d’œuvre assimilés constituent concrètement la postérité. Cette bouteille remplie peut donc représenter la postérité ; le titre Belle Haleine et la photo de Duchamp/Rose sélavy indique que le parfum qu’il diffuse est l’haleine de Rrose Sélavy, c’est-à-dire le souffle de la divine postérité.

Maquette étiquette « belle haleine/eau de voilette »
Marcel Duchamp, Man Ray -  début 1921
Etiquette « belle haleine/eau de voilette » sur bouteille Rigaud
Marcel Duchamp 1921
Verso boîte : étiquette dorée avec signature Rrose Sélavy
Marcel Duchamp 1921
Belle haleine/Eau de voilette. Readymade de Marcel Duchamp
Photographie Man Ray 1921

Air de Paris.
L’explication de cet objet est indissociable des conditions de sa réalisation. En 1919, avant d’embarquer pour New York, Duchamp entre dans une pharmacie, demande au pharmacien de lui vendre une petite fiole de sérum physiologique qu’il ressoudera après l’avoir vidée de son contenu de telle sorte qu’elle contienne de l’air de Paris.
Nominalisme : Le récipient vide reçoit l’haleine de la mariée, en l’occurrence l’air de Paris. Lisons Alain Boton : « Puisqu’il est clair qu’à cette époque Rrose Sélavy habite Paris. C’est en effet une évidence historique que Paris est alors le centre du monde dans le domaine de l’art. L’« air de Paris  » est l’air du temps qui, depuis 1855, fait et défait les réputations qui mènent à terme à la postérité. L’air de Paris et l’haleine de la postérité sont donc dans la réalité historiquement apparentés. Et comme Duchamp a trente ans d’avance sur tout le monde il comprend que, puisque c’est à New York qu’il a eu son premier succès scandaleux à l’Armory Show en 1913 et, quatre ans plus tard, qu’il a réussi son coup de maître avec Fountain, c’est de New York que viendra la postérité. Il emmène donc l’objet air de Paris qui représente le souffle de la postérité à New-York. »

Air de Paris- réédition 1939 - signé Rose Sélavy
Marcel Duchamp 1919
Air de Paris- réédition 1964 - signé Rose Sélavy
Marcel Duchamp 1919

Etiquette de voyage.
Marcel Duchamp crée en 1922 une petite étiquette comme celle qu’on accroche aux valises durant les grands voyages portant le nom de Rrose Sélavy et sa nouvelle adresse à Broadway et portant ces mots  : Vous pour moi  ?
Nominalisme : Marcel Duchamp évoque là le vice et versa, l’aller-retour, le jeu de ping-pong entre Rrose sélavy/postérité et lui-même/artiste.
 
Etiquette de voyage « Vous pour moi ? »
Marcel Duchamp 1922. Coll. Centre G. Pompidou
Mannequin exposition Internationale du Surréalisme 1938.
« Le quatrième mannequin était celui de Duchamp. Contrairement aux autres artistes, Duchamp a habillé sa poupée de vêtements d’homme, comme le raconte Man Ray : « Duchamp posa simplement sur son mannequin le veston et le chapeau qu’il venait d’enlever, comme si le mannequin était un portemanteau. C’était le moins frappant des mannequins exposés, mais il symbolisait à merveille le désir qu’avait Duchamp de ne pas trop attirer l’attention. »
En plus de son veston et de son chapeau, le mannequin portait une chemise et une cravate, ainsi que des chaussures… mais pas de pantalon. Dans la poche de son veston se trouvait une ampoule. La signature de l’artiste ne se voit pas au premier regard ; ce n’est qu’en s’y approchant de plus près qu’on remarque, sur le pubis glabre du mannequin, les mots « Rrose Sélavy ». Sur le mur derrière le mannequin était accrochée une reproduction d’un Rotorelief (1935) de Duchamp. Le mannequin de Duchamp est intéressant pour plusieurs raisons. Il s’agit ainsi de la seule version « tridimensionnelle » de l’alter ego de Duchamp, Rrose Sélavy. La remarque de Man Ray souligne ensuite l’économie de moyens de Duchamp dans la décoration du mannequin. Comme le dit Bernard Marcadé, « [Duchamp] fait le moins possible, se distinguant nettement de la brocante surréaliste exhibée. » . Enfin, grâce à Man Ray toujours, on apprend que Duchamp ne cherchait pas, à travers l’exposition de ses œuvres au sein des expositions surréalistes, à attirer l’attention. Son but n’était pas de voler la vedette aux artistes surréalistes qu’il aidait, après tout, à exposer. 
»
http://www.koregos.org/fr/margaux-van-uytvanck-l-exposition-internationale-du-surrealisme-de-1938/

Nominalisme : Rrose sélavy avec les habits de Marcel Duchamp, c’est l’affirmation de la postérité en acte dans le cadre d’une exposition collective du groupe surréaliste.

Mannequin "Duchamp", exposition internationale du surréalisme signé Rrose Sélavy. 1938
Mannequin "Duchamp", exposition internationale du surréalisme signé Rrose Sélavy. 1938

Obligation pour la roulette de Monte-Carlo.
En 1924, Duchamp prétend vouloir tester une martingale qu’il aurait mise au point afin de gagner au jeu du trente et quarante au casino. Pour trouver la mise nécessaire à jouer, il créé une société qui émet une trentaine d’obligations de 500 francs. Il fait imprimer cette obligation qui sera achetée par des gens du monde de l’art, bien plus comme une œuvre signée Duchamp que comme un réel investissement dans une société. Notamment par le mécène Jacques Doucet.
Dans une belle lettre très explicite à son beau-frère Jean Crotti, Marcel Duchamp nous fait comprendre à quoi correspond cette « Obligation ».
Marcel DUCHAMP, Lettre à Jean CROTTI, style télégraphique pour correspondance en retard. 210 WEST 14TH STREET NEW YORK 11, N.Y. 17 AOÛT 1952 [...] Tu me demandes mon opinion sur ton œuvre, mon cher Jean – C’est bien long à dire en quelques mots – et surtout pour moi qui n’ai aucune croyance – genre religieux – dans l’activité artistique comme valeur sociale. Les artistes de tous temps sont comme des joueurs de Monte Carlo et la loterie aveugle fait sortir les uns et ruine les autres – Dans mon esprit ni les gagnants ni les perdants ne valent la peine qu’on s’occupe d’eux -– C’est une bonne affaire personnelle pour le gagnant et une mauvaise pour le perdant.
Je ne crois pas à la peinture en soi – Tout tableau est fait non pas par le peintre mais par ceux qui le regardent et lui accordent leurs faveurs ; en d’autres termes il n’existe pas de peintre qui se connaisse lui même ou sache ce qu’il fait – il n’y a aucun signe extérieur qui explique pourquoi un Fra Angelico et un Leonardo sont également « reconnus ». Tout se passe au petit bonheur la chance – Les artistes qui, durant leur vie, ont su faire valoir leur camelotte sont d’excellents commis-voyageurs mais rien n’est garanti pour l’immortalité de leur œuvre – Et même la postérité est une belle salope qui escamote les uns, fait renaître les autres (Le Greco), quitte d’ailleurs à changer encore d’avis tous les 50 ans.
Ce long préambule pour te conseiller de ne pas juger ton œuvre car tu es le dernier à la voir (avec de vrais yeux) – Ce que tu y vois n’est pas ce qui en fait le mérite ou le démérite – Tous les mots qui serviront à l’expliquer ou à la louer sont de fausses traductions de ce qui se passe par delà les sensations. Tu es, comme nous tous, obnubilé par une accumulation de principes ou anti-principes qui généralement embrouillent ton esprit par leur terminologie et, sans le savoir, tu es le prisonnier d’une éducation que tu crois libérée. Dans ton cas particulier tu es certainement la victime de l’ « Ecole de Paris », cette bonne blague qui dure depuis 60 ans (les élèves se décernant les prix eux même, en argent). A mon avis il n’y a de salut que dans un ésotérisme – Or, depuis 60 ans nous assistons à l’exposition publique de nos couilles et bandaisons multiples – L’épicier de Lyon parle en termes entendus et achète de la peinture moderne. Les musées américains veulent à tout prix enseigner l’art moderne aux jeunes étudiants qui croient à la « formule chimique ». Tout cela n’engendre que vulgarisation et disparition complète du parfum originel. Ceci n’infirme pas ce que je disais plus haut, car je crois au parfum originel mais comme tout parfum il s’évapore très vite (quelques semaines, quelques années maximum) ; ce qui reste est une noix séchée classée par les historiens dans le chapitre « histoire de l’art ».
Donc si je te dis que tes tableaux n’ont rien de commun avec ce qu’on voit généralement classé et accepté, que tu as toujours su produire des choses entièrement tiennes, comme je le pense vraiment, cela ne veut pas dire que tu aies droit à t’asseoir à côté de Michel-Ange. De plus, cette originalité est suicidale, dans ce sens qu’elle t’éloigne d’une « clientèle » habituée aux « copies de copistes », ce que souvent on appelle la « tradition ». Une autre chose, ta technique n’est pas la technique « attendue » – Elle est ta technique personnelle empruntée à personne – par là encore, la clientèle n’est pas attirée. Evidemment si tu avais appliqué ton système de Monte Carlo à ta peinture, toutes ces difficultés se seraient changées en victoires. Tu aurais même pu créer une école nouvelle de technique et d’originalité.
Je ne te parlerai pas de ta sincérité parce que ça est le lieu commun le plus courant et le moins valable – Tous les menteurs, tous les bandits sont sincères. L’insincérité n’existe pas – Les malins sont sincères et réussissent par leur malice mais tout leur être est fait de sincérité malicieuse. En 2 mots fais moins de self-analyse et travaille avec plaisir sans te soucier des opinions, la tienne et celle des autres. Affectueusement, Marcel.

Nominalisme : Marcel Duchamp dit ici que la célébrité n’est pas la postérité, mais on sait également que grâce à la loi de la pesanteur qu’il a découverte, les choses peuvent se renverser. Il évoque un système de Monte-Carlo qui transforme les insuccès en victoire, il associe la roulette de Monte-Carlo à la course vers la postérité. Lisons Alain Boton : « Si la roulette symbolise la course à la postérité et son aspect hasardeux pour tous les artistes, Duchamp, lui, l’a transformée en jeu de stratégie qu’il maîtrise. Et c’est en stratège qu’il a créé Obligation pour la roulette de Monte-Carlo et non en artiste. »

Marcel Duchamp visage enduit de mousse de savon
Planche contact Photographies Man Ray 1924
Marcel Duchamp visage enduit de mousse de savon
Planche contact Photographies Man Ray 1924

readymade "Obligation pour la roulette de Monte Carlo"
Marcel Duchamp / Rrose Sélavy 1924
 Why not sneeze, Rrose Sélavy ?.
Cet assemblage est souvent associé, dans l’Histoire de l’art, au surréalisme, pour indiquer qu’on ne sait pas à quoi il renvoie exactement, pour indiquer que l’artiste Marcel Duchamp y a mis son inconscient, sa rèverie… Mais vu au travers du « nominalisme pictural », au travers du décodage, cet objet qui paraît très complexe devient « un simple rébus qui dévoile son sens une fois raccordé à l’ensemble : Je maîtrise (cage à oiseau) scientifiquement (thermomètre) le processus qui, à ma mort (os de seiche), transformera (donnera du poids sur la bascule esthétique) mes créations (sucre) en œuvre d’art impérissables (marbre). (…) Il faut avoir pris connaissance de signification [des objets/signes utilisés] fixée conventionnellement par Duchamp pour saisir leur sens » [Alain Boton]

 
Why not sneeze Rose Sélavy ?
Readymade Marcel Duchamp 1921
Anémic Cinéma.
C’est une spirale filmée en mouvement où sont inscrits les jeux de mots de Rrose Sélavy.
Nominalisme : La spirale représente la réhabilitation/débouchage et donc le passage du monde célibataire à celui de la mariée, nous comprenons aisément que Duchamp représente cette réhabilitation par une spirale de mots, une spirale de jeux de mots, une spirale de discours critique.  Lisons Alain Boton : « Le jeu de mot représente chez Duchamp notre propension à adhérer aveuglément à ce que produit la pensée conceptuelle et langagière. »




anémic cinéma titre
anémic cinéma disque : L’enfant qui tête est un souffleur de chair chaude
et n’aime pas le chou-fleur de serre chaude
Marcel Duchamp / Man Ray 1923


Pour finir, et cela permet de boucler la démonstration avec le premier objet observé dans cet article « Belle haleine, eau de voilette », regardons une production qui n’est pas signée Rose Sélavy, mais pour bien cerner ce que signifient l’haleine, l’air, la fumée et ce que signifie le récipient, le contenant. Recouper, œuvre après œuvre, le codage du nominalisme pictural, c’est une méthode qui permet d’en montrer la validité.

Première et quatrième de couverture de la revue américaine View en 1945.
Au dos de la revue on trouve cette note : « Quand la fumée de tabac sent aussi de la bouche qui l’exhale, les deux odeurs s’épousent par inframince » et en couverture l’image d’une bouteille de vin dont sort de la fumée se perdant dans le ciel étoilé. En bas se trouve la bouteille, moitié bouteille vide, moitié cigare. On sait que la bouteille est vide parce que c’est explicitement posé par le récit de sa consommation en compagnie d’André Breton, inclus dans le texte explicatif accompagnant la photo. Le bout de la bouteille évoque le cigare par son bout incandescent d’où sort de la fumée. En haut se trouve figurée la voie lactée.
Lisons Alain Boton : « Ce drôle d’objet représente Duchamp car à la place de l’étiquette il y a le livret militaire de Duchamp. La voie lactée, c’est ainsi que Duchamp nomme dans ses notes le nuage qui entoure les pistons de courant d’air dans le « Grand verre ». La voie lactée est donc une nouvelle représentation de la mariée. Et le texte nous apprend que les deux objets, la voie lactée et la drôle de bouteille, s’épousent par l’intermédiaire de l’haleine de la mariée (voie lactée) et de la fumée qui sort de la drôle de bouteille. C’est encore une image du contact et de l’osmose entre l’objet d’artiste et le goût du regardeur. En bas cette drôle de bouteille représente Duchamp et sa création (puisque une bouteille vide est toujours une création d’artiste, non encore assimilée). En haut la voie lactée, c’est la mariée et donc la somme des jugements de goût des regardeurs. Et les deux s’épousent. Il y a osmose entre la Belle Haleine de la mariée et Duchamp. Puisqu’il va sans dire que la mention  : sent aussi de la bouche qui l’exhale est synonyme d’haleine. »



1945 couverture magazine view mars série V n°1. Graphisme Marcel Duchamp
La création, l’existence et l’activité de Rrose sélavy permet à Marcel Duchamp de disparaître en tant qu’artiste ; Elle lui permet de nous signifier que l’artiste n’est pour rien dans l’accession des productions artistique au statut de chef-d’œuvre mais que c’est la postérité qui est à l’œuvre, dans un processus de refus/réhabilitation qui manipule l’écriture de l’Histoire des arts.
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Dans ce chapitre#4, nous avons montré que le personnage de Rrose Sélavy était une des pièces du vaste dispositif que Marcel Duchamp a mis en œuvre pour démontrer la "loi de la pesanteur". 
Vous pouvez prolonger la lecture de cet article ci-dessous, en regardant les productions complémentaires de Rrose Sélavy ou directement aller au chapitre #5/1 : Le domaine des readymades, les origines, les faits.
cœurs volants [1936]
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Dessin préparatoire des « témoins oculistes » pour le Grand verre. 1920.
Signature peut-être rétroactive.
L’œil cacodylate. Francis Picabia 1921.
Intervention de Marcel Duchamp sur le tableau « L’œil cacodylate » de Picabia 1921. Ecriture manuscrite presque effacée  : « en 6 qu’habilla rrose sélavy ». [Première apparition du double « RR »].
« En mars 1921, Francis Picabia est affecté d’un zona ophtalmique qui l’obsède au point de lui inspirer plusieurs tableaux aux sujets « oculaires ». L’Œil cacodylate (cat. rais. n o 279) commence par être un œil surdimensionné peint sur une toile vierge sur laquelle l’artiste invite ses visiteurs à inscrire une phrase de leur choix. « Dans le salon, il y avait une grande toile couverte de phrases et de signatures laissées par les visiteurs. Des pots de peinture jonchaient le plancher. Il m’invita à signer », se souvient Man Ray. En 1921, le tableau est présenté au Salon d’automne. La même année, à l’occasion du « nouvel an cacodylate » qu’il organise au domicile de la chanteuse Marthe Chanal, Picabia sollicite les invités pour qu’ils complètent le tableau. L’œuvre devient ensuite un des ornements du légendaire cabaret Le Bœuf-sur-le-toit. Pour les historiens, L’Œil cacodylate est le témoignage d’une époque festive, celle des « années folles », un document sur le cercle des familiers de Picabia. Les historiens de l’art peuvent y voir la manifestation de cette révolution esthétique amorcée par les readymades de Marcel Duchamp, la consécration du prestige nouveau acquise par la seule signature de l’artiste, capable de transmuter l’objet le plus anodin en une œuvre d’art. Les ophtalmologistes peuvent à loisir voir dans le blanc de l’œil cacodylate un des plus célèbres monuments jamais érigés en hommage à leur discipline. »Extrait du catalogue Collection art moderne
La collection du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne
sous la direction de Brigitte Leal, Paris, Centre Pompidou, 2007
Fresh widow (veuve joyeuse)
Readymade Marcel Duchamp 1920
La bagarre d’Austerlitz
Readymade Marcel Duchamp 1921
Some French Moderns Says McBride by Rrose Sélavy
Marcel Duchamp - McBride 1922

WANTED $ 2000 REWARD. Readymade 1923.
La boite verte
Marcel Duchamp 1934

La boite en valise
Marcel Duchamp 1936-1966
Urne funéraire
Rrose Sélavy 1965

édition « The wonderful book » 1924. Par Pierre de Massot avec 14 jeux de mots de Rrose Sélavy en quatrième de couverture

image « Rrose sélavy in the Wilson-Lincoln System »  1967. incluse dans l’édition « to and from Rrose sélavy » de Shuzo Takiguch. Portrait photographique retouché (photo man Ray 1930) + signature de Rrose Sélavy répétée quatre fois.